19

 

 

Au crépuscule, juchée sur le dos de son dragon, Sy-wen survolait l’ombre profonde du Mur du Sud. La vertigineuse structure de grès culminait plus haut que Ragnar’k ne pouvait s’élever, mais elle n’était pas intacte, loin s’en fallait. Des pans de mur entiers gisaient en miettes à sa base, et sa surface avait été vérolée par d’innombrables tempêtes de sable. De plus, les cicatrices laissées par des guerres très anciennes avaient brûlé et noirci sa roche rouge sur de larges bandes. À l’approche de Tular, ces traces de bataille devenaient de plus en plus nombreuses.

— Nous arrivons, ma Liée, annonça mentalement Ragnar’k.

Sa vision était bien plus perçante que celle de Sy-wen. La jeune fille ferma les yeux pour la partager.

Droit devant eux, on aurait dit qu’un géant avait porté un coup de marteau au Mur du Sud. Des rochers et de gros morceaux de grès s’entassaient au pied du rempart, qu’ils escaladaient jusqu’à mi-hauteur.

Comme Sy-wen et Ragnar’k se rapprochaient, la mer’ai prit conscience que ces éboulis étaient en fait les ruines d’une cité jadis majestueuse, encerclées par les vestiges d’un mur d’enceinte semi-circulaire. Une tour de garde se dressait encore sur le devant, mais le vent avait rogné son sommet crénelé, et sa base calcinée était aussi noire que la surface d’Aii’shan. Les restes d’immenses bâtiments pointaient encore parmi les dunes qui s’étaient formées au milieu des ruines – comme si le désert tentait d’effacer l’existence de Tular.

— Reste dans l’ombre, Ragnar’k, chuchota Sy-wen. (Le vent emporta ses paroles, mais elle savait que le dragon l’avait entendue.) Nous ne voulons surtout pas nous faire repérer.

Elle scruta les ruines de Tular et ne vit aucun mouvement, aucun signe indiquant que la cité était encore occupée. Mais elle repéra la piste pour chariots qui franchissait les portes brisées et sinuait à travers la ville avant de disparaître dans la gueule béante d’un tunnel ménagé à l’intérieur du Mur même. Depuis l’altitude à laquelle volait Ragnar’k, elle distingua les silhouettes d’un homme et d’une femme sculptées en relief à l’entrée du tunnel, les bras entrelacés au-dessus de l’ouverture en un geste de bienvenue. Sans doute était-ce la dernière image bienveillante que voyaient les enfants du désert avant d’être engloutis par les ténèbres…

Sy-wen se pencha en avant pour mieux partager la chaleur de Ragnar’k. Pourtant, elle ne put réprimer un frisson.

— Le désert s’agite, dit le dragon en dirigeant leur vision partagée vers le bas.

Au début, Sy-wen ne comprit pas de quoi il parlait. Puis elle aperçut un mouvement. Autour de la base du mur d’enceinte semi-circulaire et sur un bon quart de lieue au-delà, le sable bouillonnait, ondulait telle de la chair vivante. En silence, Sy-wen demanda à Ragnar’k de descendre un peu.

Virant sur une aile, le dragon entama une spirale abrupte qui les amena presque au niveau des tours effritées. La source de l’étrange phénomène devint évidente : autour de Tular s’ébattaient des centaines – non, des milliers – de requins des sables.

Sy-wen se souvint du petit banc qui avait attaqué les compagnons près de l’épave de la Fureur de l’Aigle, et elle sentit son sang se glacer dans ses veines. Ils étaient si nombreux ! Comment franchir cette douve meurtrière ?

La mer’ai demanda à Ragnar’k de remonter. Pas étonnant qu’il n’y ait pas de gardes sur les murs. Le désert lui-même dépouillerait de sa chair quiconque oserait approcher de Tular sans y avoir été invité.

— Vite. Nous devons terminer ce que nous sommes venus faire et rejoindre les autres.

Ragnar’k grogna son assentiment et battit des ailes pour reprendre de l’altitude. Au coucher du soleil, Sy-wen et lui avaient été envoyés en éclaireurs pour espionner les ruines et évaluer leurs défenses. Pendant ce temps, leurs amis se reposaient parmi les restes d’un pan de mur écroulé, à environ trois lieues de Tular.

Mais la reconnaissance des lieux n’était pas leur seule mission.

Après que Hunt fut parti avec les enfants, à l’aube, les compagnons avaient longé la rive d’Aii’shan d’un bon pas et atteint le Mur du Sud comme le soleil s’abîmait à l’horizon. Ils avaient l’intention d’entrer à Tular vers minuit mais une fois dans la place, ils auraient besoin d’une diversion pour leur donner le temps de localiser et de détruire le basilic.

Leur plan originel consistait à coordonner leur intervention avec un assaut sur Tular. Plus d’un millier de guerriers du désert contournaient Aii’shan depuis la direction opposée. Ils attaqueraient lorsque la lune atteindrait son point culminant dans le ciel. Sy-wen devait donc jouer les pigeons voyageurs et remettre le plan détaillé des compagnons au chef des guerriers du désert.

— Des feux dans les dunes, rapporta Ragnar’k.

La jeune fille tourna de nouveau son attention vers l’extérieur. Très loin dans l’ombre du Mur du Sud, elle distingua une centaine de taches lumineuses qui s’étendaient jusqu’au rivage d’Aii’shan. Sans doute indiquaient-elles les campements de leurs alliés. Percevant la hâte de sa cavalière, Ragnar’k attrapa un courant descendant pour rejoindre au plus vite les guerriers du désert.

Mais comme ils approchaient, les taches lumineuses qu’ils avaient prises pour des feux de camp s’avérèrent être d’énormes brasiers. Grâce à la vision perçante de Ragnar’k, Sy-wen aperçut des hommes empalés au milieu des flammes, le corps distordu par la chaleur. La lumière dansante éclairait des créatures ailées à la peau pâle – des skal’tum – ainsi que d’autres bêtes répugnantes qui rampaient parmi les morts. Des scorpions du désert grouillaient sur les cadavres ; des serpents aussi épais que la taille de Sy-wen se tordaient par terre, l’estomac distendu par les proies qu’ils venaient d’avaler. Ici aussi, des requins fendaient le sable imbibé de sang. Des rats et des oiseaux charognards se nourrissaient des restes, recouvrant les corps de la tête aux pieds, se chamaillant pour un petit morceau de viande.

Sans que Sy-wen le lui demande, Ragnar’k vira et fit un large détour au-dessus d’Aii’shan pour rejoindre le reste de leur groupe. Il n’y aurait pas d’attaque de diversion sur Tular. Cette nuit, les compagnons devraient se débrouiller seuls.

Des larmes embuèrent les yeux de Sy-wen tandis que le dragon la ramenait en silence vers leurs amis. Les images du massacre subsisteraient longtemps dans son cœur. Mais elle les autorisa à l’endurcir. L’horreur qui nichait à Tular devait être détruite.

Les dernières lieues défilèrent sous les ailes de Ragnar’k. Enfin, le dragon se posa près de l’endroit où le reste du groupe était dissimulé. Innsu émergea de sa cachette, arc en main. Il siffla. Joach, Kesla et Richald apparurent à leur tour parmi les rochers. Sy-wen les regarda sans réagir. Six. Ils n’étaient que six. Comment pouvaient-ils réussir là où un millier de guerriers avait échoué ?

— Parfois, les plus petits poissons parviennent à s’échapper en se faufilant entre les dents du requin.

Sy-wen tapota l’encolure de Ragnar’k en espérant qu’il avait raison.

Kesla avait du percevoir l’accablement de la mer’ai.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu rentres beaucoup plus tôt que prévu.

Sy-wen se laissa glisser à terre en gardant une main sur le flanc du dragon. Elle envoya tout son amour au cœur puissant qui battait dessous, puis s’écarta. Le sort s’inversa dans un tourbillon d’écailles et Kast réapparut devant elle. Il s’avança pour l’entourer de son bras.

— Je suis désolé, chuchota-t-il à son oreille, en la serrant très fort.

Sy-wen se laissa aller contre lui. Elle avait besoin de sa chaleur et de son contact.

Kast fit face au reste du groupe.

— La légion du désert a été massacrée. En ce moment même, des charognards se repaissent de ses restes.

Innsu s’approcha et tendit une cape au Sanguinaire nu.

— Comment est-ce possible ? s’exclama-t-il, incrédule et consterné. Un millier de nos guerriers les plus féroces…

Ce fut Sy-wen qui répondit :

— Nourri par le sang de vos propres enfants, le mal tapi à Tular est devenu encore plus puissant. (Elle décrivit en détail ce qu’elle avait vu, sans oublier les requins qui encerclaient les ruines de la cité.) C’est comme si le désert s’était ligué contre eux.

Kesla pâlit.

— Dans ce cas, quel espoir avons-nous de réussir ? Si le désert est déjà corrompu, nous avons échoué avant même de commencer.

Sy-wen se dégagea de l’étreinte de Kast.

— Non. En perdant courage, nous donnerions au mal du pouvoir sur nous. Nous devons garder espoir.

Joach s’avança et toucha le bras de Kesla.

— Sy-wen a raison. Nous trouverons un moyen.

 

Kesla était à genoux dans le sable, immobile. Les ruines de Tular se dressaient une demi-lieue devant elle, mais elles semblaient beaucoup plus proches. Les éboulis de grès emplissaient tout le champ de vision de la jeune fille. La pleine lune au zénith éclairait le désert comme en plein jour, ou presque.

Plissant les yeux, Kesla distingua la ligne de démarcation entre le sable infesté de requins et le reste du désert. Ella avait passé la moitié de la nuit à chercher une brèche dans ce demi-cercle meurtrier, mais en vain. Les compagnons avaient envisagé de laisser Ragnar’k les transporter jusqu’à Tular, puis décidé de n’en venir là qu’en dernier recours. Un dragon survolant les murs de la cité risquait fort de ne pas passer inaperçu ; or, la discrétion constituait sans doute leur unique chance de réussite.

Puis, peu de temps auparavant, une solution potentielle leur était apparue. Innsu avait repéré un cavalier solitaire, monté sur un malluk écumant. À en juger par le foulard noir qui ceinturait sa robe rouge, ce devait être un hors-la-loi – probablement un des lâches qui avaient fui la caravane. Innsu avait encoché une flèche dans son arc pour l’abattre avant qu’il puisse prévenir les goules, mais Joach avait retenu son bras.

— S’il regagne Tular, peut-être pourra-t-il nous montrer un moyen de franchir le barrage des requins, avait argumenté le jeune homme.

Les compagnons avaient tous estimé que ça valait le coup d’essayer. Désignée pour espionner l’homme, Kesla s’était élancée à sa suite, se faufilant d’ombre en ombre avec toute sa furtivité d’assassin.

À présent, elle était agenouillée derrière un rocher, moins de cinq longueurs de malluk derrière le cavalier. Arrivé à la lisière des sables bouillonnants, celui-ci avait arrêté sa monture. Le chemin qui menait aux portes ouvertes, droit devant lui, était barré.

Sous les yeux de Kesla, l’homme repoussa sa capuche. Ses cheveux noirs étaient en bataille et une cicatrice pâle en forme d’araignée se détachait sur sa joue gauche. De sa cape, il sortit un petit objet qu’il portait autour du cou. Il le fit passer par-dessus sa tête et le tint à bout de bras devant lui. Kesla eut beau plisser les yeux, elle ne put distinguer ce qui se balançait au bout du cordon. Elle vit juste que l’objet irradiait une lueur verdâtre et malsaine.

Le cavalier brandit son pendentif un peu plus haut. Était-ce un signal destiné à des guetteurs invisibles ? Non, décida Kesla, car l’attention de l’homme n’était pas fixée sur les tours de garde effritées qui encadraient les portes de Tular, mais sur le sable grouillant de requins. La jeune fille entendit le hors-la-loi marmonner une prière de protection entre ses dents. Ce n’était pas un sort : juste une supplication très simple que l’on enseignait à tous les enfants du désert.

L’homme voulut faire avancer sa monture, mais celle-ci regimba face au sable bouillonnant. Ses narines frémirent : elle avait senti le danger. Le hors-la-loi lui donna un coup de fouet et elle fit un tout petit pas en avant.

De nouveau, l’homme brandit son talisman. Comme la lueur malsaine émise par celui-ci se répandait sur le sable, les requins replongèrent dans les entrailles du désert en donnant un coup de queue frénétique. Un chemin s’ouvrit devant le cavalier. Avec un soulagement visible, celui-ci fouetta sa monture une seconde fois et réussit à la faire avancer.

Le malluk s’engagea dans la brèche, lentement d’abord ; puis il accéléra en sentant les prédateurs se masser des deux côtés et refermer les rangs derrière lui une fois la lumière verte passée. Secouant sa lourde masse poilue, il trottina vers les portes de Tular, dont aucun requin ne lui barrait plus l’accès.

Kesla observait le phénomène, les yeux plissés. Le pendentif du hors-la-loi devait agir comme un glyphe de protection. Sans doute était-il imprégné de magie noire, décida la jeune fille.

En sécurité dans son îlot de lumière verte, le hors-la-loi continuait à progresser vers les portes de Tular. Kesla surgit de sa cachette et s’élança. Elle savait qu’elle n’aurait pas d’autre chance.

D’un geste du poignet, elle libéra sa cordelette d’escalade et fit tournoyer le grappin à trois dents fixé au bout de la tresse de soie. Elle visa soigneusement et, avec une prière silencieuse, projeta sa ligne.

Le grappin fila aussi droit qu’une flèche, survolant l’arrière-train du malluk. Lorsqu’il fut à l’aplomb de sa cible, Kesla tira d’un coup sec. Les crochets s’emparèrent du cordon auquel était suspendu le talisman brillant et l’arrachèrent aux doigts du hors-la-loi surpris.

Sa prise ainsi assurée, Kesla ramena son bras en arrière et fit la roue. Grappin et pendentif décrivirent une large courbe dans les airs au-dessus d’elle. La jeune fille se redressa souplement et, levant sa main libre, rattrapa le talisman au vol. D’une secousse, elle fit tomber les crochets et le serra entre ses doigts.

Devant elle, elle vit le cavalier pivoter sur sa selle, un juron aux lèvres. Hors-la-loi et assassin se défièrent un instant. Puis l’homme se rendit compte du danger alors que sa monture se cabrait soudain, le cou étiré par un hurlement d’agonie muet.

Sa protection lumineuse ayant disparu, les requins envahirent rapidement son îlot de sécurité. Les pattes postérieures du malluk commencèrent à s’enfoncer dans le sable – dévorées par en dessous. Au milieu du sable sanglant, le hors-la-loi releva les pieds et rampa jusqu’à l’épaule de sa monture sur laquelle il s’accroupit, le visage livide et les yeux écarquillés de terreur.

Au dernier moment, il se propulsa dans les airs, tentant de regagner la route. Mais un spasme du malluk lui fit perdre l’équilibre, et il s’écrasa sur le sol. Il se releva aussitôt et voulut bondir hors de la zone dangereuse. Un mâle monstrueux jaillit du sable pour le cueillir au vol. Ses mâchoires puissantes se refermèrent sur la taille de l’homme, qu’elles coupèrent en deux.

Le torse du hors-la-loi retomba en vomissant un flot de sang. D’autres requins crevèrent la surface en faisant claquer leurs dents redoutables. Le temps que la carcasse du malheureux atterrisse, personne n’aurait plus pu l’identifier comme un être humain. Et derrière lui, sa monture ne s’en était pas mieux tirée.

Kesla se détourna, se souvenant de la caravane et des enfants terrifiés. Elle était triste que le pauvre malluk ait été dévoré. Mais pour le hors-la-loi défunt, elle ne ressentait rien.

Baissant les yeux, elle examina son trophée.

C’était une grosse dent de requin des sables.

 

Joach franchit les portes de la cité sur les talons de Kesla. Tous deux s’accroupirent dans l’ombre d’une tour de guet. Le jeune homme étudia les meurtrières et les chemins de ronde en quête d’un mouvement. Rien – comme si la ville était aussi déserte qu’elle en avait l’air. Plissant les yeux, il scruta les ruines qui se dressaient au-delà des portes, mélange d’ombre et d’argent au clair de lune.

Ses compagnons le rejoignirent en haletant. Richald fut le dernier à passer le seuil de Tular. Appuyé sur sa béquille, les sourcils froncés, il regarda les requins refermer la brèche derrière eux. Joach suivit la direction de son regard. Une mer de sable bouillonnant leur barrait désormais toute retraite.

— Et maintenant ? demanda le prince el’phe.

— On continue, répondit Kesla.

Elle baissa la main dans laquelle elle tenait le pendentif volé et dissimula celui-ci à l’intérieur de sa cape.

Malgré la fraîcheur nocturne, les compagnons avaient tous le visage trempé de sueur. Franchir le banc de requins avait mis leurs nerfs à rude épreuve, d’autant que les os du malluk dépassaient encore du sable.

Innsu prit la tête du petit groupe. Courant avec légèreté, il guida les autres vers des ombres plus épaisses.

Des armes apparurent dans les mains de chacun des compagnons. La nuit précédente, ils avaient trempé leurs lames et leurs pointes de flèche dans le sang des skal’tum tués par Ragnar’k. Ainsi avaient-ils conféré à leur tranchant la capacité de franchir les protections ténébreuses des créatures.

Ils se faufilèrent parmi les ruines, Kesla et Joach côte à côte derrière Innsu tandis que derrière eux, Sy-wen et Kast encadraient Richald. Tous se mouvaient en silence, guettant les signaux d’Innsu pour se déplacer d’une cachette à l’autre.

Joach balaya du regard les tours écroulées et les murs noircis. Il ne pouvait qu’imaginer la bataille qui, jadis, avait arraché Tular à l’emprise des goules. Dans sa tête résonnaient le fracas des catapultes et le mugissement des cors. Il se représenta l’arc flamboyant décrit par des sorts redoutables, entendit les hurlements des mourants. Un instant, il put presque humer l’odeur du feu incendiaire.

Ses doigts se crispèrent sur la poignée de son arme au souvenir de la magie qu’il avait projetée hors de lui – liée à son esprit et focalisée au travers d’un bâton de pol’bois. Le moignon de son poignet le démangea soudain. Il le frotta sur sa hanche avec une expression peinée, tentant de contenir sa flambée de désir.

Kesla surprit son mouvement. Du regard, elle lui demanda si tout allait bien. Il agita la pointe de son épée pour lui faire signe d’avancer.

La jeune fille acquiesça et, malgré une inquiétude visible, contourna le buste brisé d’une énorme statue qui gisait sur le flanc, à moitié enfouie dans le sable. Joach l’imita sans pouvoir se défaire du sentiment d’être observé, scruté au travers d’une loupe tel un insecte. Pourtant, il n’apercevait aucune menace autour de lui.

Tandis que la lune poursuivait sa trajectoire dans le ciel, les compagnons négocièrent la traversée des ruines sans incident. Ils se dirigeaient en zigzag vers l’ouverture dans le Mur du Sud qui conduisait aux tunnels et aux chambres intérieures de Tular.

Enfin, Innsu s’accroupit, dos à un muret. Il attendit que les autres le rejoignent, puis leur fit signe de contourner l’obstacle.

— Par là, chuchota-t-il. Il n’y a pas de gardes. Mais il faut traverser une cour découverte. Nous devrons faire vite. J’ai repéré plusieurs fenêtres dans le Mur.

— Des guetteurs ? demanda Kesla.

Innsu haussa les épaules.

Richald les rejoignit, rampant à demi.

— Je peux nous couvrir. Le sable ne manque pas dans le coin. Une petite brise devrait suffire à soulever de quoi nous dissimuler.

— Votre magie ne risque pas d’alerter les goules ?

— Pas si je procède prudemment. Les vents nocturnes sont déjà assez vifs. Il ne m’en faudra pas beaucoup pour les rediriger vers nous l’espace de quelques instants.

— Ça vaut le coup d’essayer, approuva Innsu.

Joach hocha la tête.

Richald s’adossa au muret, les paupières mi-closes. Comme il invoquait son pouvoir, de faibles étincelles dansèrent au bout de ses doigts.

— Tenez-vous prêts, ordonna-t-il. À mon signal.

Kesla s’appuya brièvement contre Joach en un geste de soutien silencieux. Elle tira sur son nez et sa bouche le foulard qu’elle portait autour du cou. Tendus, les autres l’imitèrent.

— Maintenant ! Chuchota Richald.

Les compagnons s’élancèrent comme un seul homme au moment où une rafale s’engouffrait entre les ruines, soulevant un petit nuage de sable devant elle. Joach et les autres disparurent à l’intérieur. Ils foncèrent vers la gueule noire du tunnel, le sable leur brûlant les yeux et le vent faisant claquer leur cape. Kast devait pratiquement porter Richald.

Joach leva les yeux vers le Mur du Sud. C’était tout juste s’il parvenait à en distinguer le haut au travers du tourbillon de sable. Devant lui, une tache d’obscurité plus dense que le reste marquait l’objectif des compagnons. Innsu fut le premier à s’engouffrer dans l’ouverture, suivi de près par Kesla.

Sur le seuil, la jeune fille pivota et agita un bras pour exhorter le reste du groupe à se presser. Joach intima à ses jambes l’ordre de remuer plus vite. Des larmes brouillaient sa vision, mais il n’était pas aveuglé au point de manquer l’ombre pâle qui jaillit des profondeurs du tunnel.

Innsu bascula brusquement en arrière. Son sabre lui échappa et vola. Comme il tombait rudement sur le dos, Joach vit les traces de griffes sanglantes qui lui balafraient la poitrine.

Avec toute la vitesse d’un assassin, Kesla jaillit du tunnel à la suite de son ami. Sur ses talons, des skal’tum se déversèrent dans la cour ensablée. Le monstre de tête essaya de la saisir, mais ne parvint à attraper que sa cape. Kesla lutta pour la dégrafer.

Innsu se releva d’un bond pour affronter le danger. Des dagues apparurent dans ses deux mains, mais il était déjà perdu. Un spasme parcourut son corps comme le poison dispensé par les griffes des skal’tum atteignait son cœur. Avant de s’écrouler, raide mort, il eut le temps de détendre ses bras. Ses deux dagues volèrent et allèrent se planter dans les yeux du skal’tum qui tenait Kesla. La créature hurla et recula précipitamment.

Kesla se dégagea et courut rejoindre Joach et les autres dans la cour.

— Innsu, sanglota-t-elle.

Mais le moment était mal choisi pour pleurer son vieil ami.

D’autres skal’tum jaillirent du tunnel tandis que sous les pieds des compagnons, d’énormes scorpions surgissaient de leur nid souterrain et s’avançaient en levant un dard menaçant.

— Derrière vous ! hurla Kast.

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Joach vit un bouillonnement de sable fondre sur eux. Les requins revenaient à l’attaque, leur coupant toute retraite.

Ils étaient tombés dans un piège.

Sy-wen se rapprocha de Kast.

— On peut s’enfuir sur le dos de Ragnar’k. Il est assez fort pour nous porter tous.

Joach recula. Quelle autre solution leur restait-il ? Il allait acquiescer lorsque Richald jeta sa béquille.

— Non, dit-il froidement, en remontant les manches de sa robe. Si nous fuyons maintenant, tout sera perdu. Je ne le permettrai pas.

Il tendit vivement les bras vers les monstres qui chargeaient. Arquant le dos, il invoqua tout le pouvoir que contenait son corps.

De l’énergie étincelante cascada le long de ses avant-bras dénudés. Une bourrasque féroce s’engouffra dans la cour en hurlant. Un nuage de sable se souleva et frappa les skal’tum avec la force d’un marteau. Les créatures se retrouvèrent plaquées au mur. Emportés par le tourbillon, les scorpions s’écrasèrent contre la roche et leur carapace se fendit sous l’impact.

— Courez ! aboya Richald en écartant les bras pour ouvrir une brèche jusqu’à l’entrée du tunnel. Je ne tiendrai pas longtemps.

— Richald…

Joach voulut protester, mais, au fond de lui, il savait que l’el’phe avait raison. Si les compagnons voulaient avoir une chance de détruire le portail du Weir, c’était maintenant ou jamais. Le mal enraciné à Tular était déjà tout près de consumer le désert. Joach se souvint de la rivière argentée dans le désert onirique et du tourbillon noir qui avait corrompu son flot.

Il croisa le regard de Richald. L’expression du prince el’phe était dure et fière, mais derrière ses traits aigus, Joach décela le tremblement de l’effort qu’il faisait pour maîtriser les vents – et aussi un soupçon de peur. C’était le visage d’un homme courageux qui savait l’heure de sa mort venue.

— Vas-y, articula Richald, les lèvres pincées. « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. »

Joach reconnut ses propres paroles, celles qu’il avait lancées à Richald pendant que celui-ci luttait pour maintenir en vol son navire aérien dévoré par les flammes. Il comprit la promesse tacite qui y était contenue. Cette fois, le prince el’phe ne perdrait pas courage.

— Merci, Richald, dit simplement Joach.

L’el’phe hocha la tête et reporta toute son attention devant lui. Ses épaules se contractèrent comme il jetait tout son pouvoir dans un dernier tourbillon sablonneux.

— Dépêchez-vous !

Joach prit la tête du petit groupe, plié en deux pour se protéger des rafales qui tiraient sur sa cape ainsi qu’un chien enragé. Il s’élança sur l’étroit chemin tandis que les scorpions et les monstres ailés combattaient l’assaut frontal du vent. Face à lui, le tunnel semblait vide.

Il plongea à l’intérieur. Les autres l’imitèrent rapidement. Sur le seuil, il s’immobilisa et pivota vers Richald. Les bras de l’el’phe tremblaient. Joach le vit tituber en arrière.

Kesla saisit la manche du jeune homme et sortit le pendentif en dent de requin des sables pour éclairer le tunnel obscur.

— Il ne faut pas traîner. Nous devons nous perdre dans les tunnels avant qu’ils se libèrent.

Joach fronça les sourcils. Le plan de Kesla avait un gros défaut. Dès que Richald serait submergé, les skal’tum se lanceraient à la poursuite des compagnons ; ils arpenteraient les souterrains en quête de leur sang – et finiraient sûrement par les découvrir. Il fallait trouver un moyen de les en empêcher.

Joach se dégagea et releva sa manche. Puis il passa la pointe de son épée le long de son avant-bras.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Kast, qui se tenait devant Sy-wen pour la protéger.

Frémissant de douleur, Joach tendit son bras et laissa couler une traînée de sang ininterrompue en travers de l’entrée du tunnel. Puis il entonna les mots nécessaires pour se projeter dans le désert onirique – une tâche facilitée par la quantité de sang versé.

Tandis qu’il se concentrait sur la ligne rouge qu’il venait de tracer dans le sable, un scorpion se faufila à l’intérieur du tunnel. À cheval entre rêve et réalité, ce fut à peine si Joach vit la créature venimeuse. Celle-ci se précipita vers sa jambe, mais avant qu’elle puisse frapper, une dague se planta entre ses yeux, la clouant au sol.

Kesla retira son arme de la carapace agitée de spasmes et, d’un coup de pied, expédia le scorpion agonisant sur le côté.

— Fais vite, Joach. Richald s’affaiblit.

Face à lui, le jeune homme vit un skal’tum accroupi s’extirper de la tempête de sable. Mais ce n’était pas lui que le monstre visait.

— Il va attaquer Richald ! s’exclama Kast.

Joach lutta pour maintenir sa concentration. Encore quelques secondes…

Puis un mouvement attira son attention – pas dans la cour de Tular, mais dans le désert onirique. Sur sa gauche, quelqu’un se redressa. Le visiteur était assis près de l’endroit où la rivière argentée serpentait entre les dunes. Malgré la distance, Joach reconnut sa silhouette familière. C’était le chaman Parthus.

— Laisse-moi t’aider, dit le vieillard.

Il s’avança avec la rapidité surnaturelle de cette dimension. Joach sut pourtant qu’il l’atteindrait trop tard.

À l’instant où Parthus le rejoignait, Joach entendit Kesla hurler :

— Richald !

Au-delà de l’entrée du tunnel, les vents hurlants moururent.

Joach agrippa les lignes de pouvoir qui reliaient les deux mondes et projeta son esprit dans les sables du rêve.

— Exécutez ma volonté ! ordonna-t-il en levant le bras très haut.

À son commandement, une vague de sable jaillit à l’entrée du tunnel, scellant celui-ci.

Choqué par la spectaculaire réussite de sa manœuvre, Joach tituba en arrière et revint brusquement dans le monde réel. Kast le rattrapa, mais le jeune homme lutta pour se remettre debout.

— Il faut nous dépêcher, dit-il en détaillant sa sculpture. J’ignore combien de temps cette pile de sable pourra les retenir.

Kast toucha le mur tandis que Kesla brandissait son talisman plus haut pour mieux l’éclairer.

— Ce n’est pas du sable, rapporta le Sanguinaire. C’est de la pierre.

Sy-wen caressa la surface rugueuse.

— Du grès, précisa-t-elle.

Joach tâta le mur à son tour. Effectivement, il était solide.

— Ça doit être à cause du flux du pouvoir dans cet endroit, marmonna-t-il, se souvenant de la façon dont l’énergie du bâton de Greshym avait transformé sa première sculpture onirique en pierre. (Mais il n’était pas totalement convaincu. Il se remémora l’apparition dans son rêve et fronça les sourcils.) À moins que ce soit le chaman Parthus. Il a dit qu’il voulait m’aider.

Kesla lui jeta un coup d’œil interloqué.

— Le chaman Parthus ?

Joach secoua la tête.

— Ce n’est pas important. Tâchons de découvrir où se cache ce maudit basilic et de mettre un terme à toute cette horreur.

Kesla acquiesça et pivota vers le tunnel en tenant à bout de bras le talisman qui éclairait son visage d’une lueur verdâtre, malsaine.

— D’accord, mais par où commençons-nous nos recherches ?

 

D’un coup de pied, Greshym écarta Rukh de son chemin et ressortit de sa petite caverne.

— Maudite soit l’impulsivité de ce gamin, fulmina-t-il en émergeant au clair de lune. (Il frappa le sol avec son bâton.) Il va se faire bouffer par ces foutues bestioles avant que j’aie fini de me servir de lui !

Le mage noir soupira et secoua la tête. Pourtant, au fond de lui, il était impressionné par les capacités de Joach. Le jeune homme apprenait rapidement à maîtriser son don. Il n’avait fallu qu’une très petite quantité de magie noire pour fortifier son mur de grès. Un jour, il deviendrait un grand sculpteur – du moins, s’il vivait assez longtemps pour ça.

— M… m… maître, grommela Rukh, le nez à ras de terre. J’ai tué viande.

Greshym pivota et toisa les trois taupes du désert éventrées que le gnome avait déposées sur le sol.

— De la vermine. Je dépense toute mon énergie à attendre ce gamin pour le voir filer entre mes doigts, et, lui, il me rapporte de la vermine.

Levant les yeux au ciel, Greshym tendit une main. Rukh s’empressa d’y déposer servilement une des petites carcasses. Le vieillard renifla la viande crue et sanguinolente, puis il reporta son attention sur la caverne creusée dans le Mur.

— Il paraît qu’on est ce qu’on mange…

Avec les quelques dents encore enracinées dans ses gencives, il arracha la chair des os minuscules et mâcha pensivement.

— Au moins, le gamin est là. Tout près, dit-il en s’essuyant la bouche avec sa manche. Et nous savons où il va.

Il continua à manger jusqu’à ce qu’il se sente suffisamment rassasié pour livrer son combat final. Le temps de l’attente et de la planification touchait à sa fin.

Laissant tomber la petite carcasse, il revint vers la caverne.

— Cette fois, je serai prêt.

 

Kesla se faufilait dans le tunnel, les oreilles dressées, à l’affût du moindre bruit. Grâce à sa formation d’assassin, elle pouvait identifier le bruit de pas d’une souris et dire si c’était un mâle ou une femelle. Mais les chuchotements et le raclement des semelles de ses compagnons, derrière elle, l’empêchaient de se concentrer. Kesla frémit, craignant que tout ce raffut finisse par attirer d’autres monstres tapis dans l’obscurité.

Elle leva son talisman un peu plus haut, mais la dent de requin des sables n’émettait qu’une faible lumière, à peine suffisante pour les guider. Devant elle, le tunnel qui, depuis le début, filait en droite ligne vers les entrailles du Mur du Sud se divisait en trois. Il fallait prendre une décision.

Kesla pivota, le pendentif à la main.

— Je ne sais pas lequel prendre, chuchota-t-elle. Je pourrais partir en éclaireur – les explorer tous les trois et revenir vous chercher ensuite.

— Et comment saurais-tu lequel est le bon ? objecta Kast. Je doute que tu trouves une pancarte marquée : « Basilic, par ici ».

Kesla ouvrit la bouche pour répliquer, mais Joach lui prit le poignet et la força à se retourner vers lui.

— On reste ensemble, dit-il avec force.

Ses yeux luisaient dans la pénombre.

— Attendez !

Sy-wen tendit un doigt vers la dent de requin. Kesla regarda le talisman sans comprendre. La mer’ai le lui prit des mains et alla se planter successivement à l’entrée de chacun des trois passages. Quand elle arriva devant celui de droite, le pendentif brilla plus fort.

— Je l’ai remarqué au moment où Kesla s’est retournée, expliqua Sy-wen. Pour une raison mystérieuse, son éclat augmente quand on le pointe dans cette direction. Ce doit être le bon chemin.

Kast se rembrunit.

— Mais le bon chemin vers quoi ? D’autres requins ?

— Si le talisman réagit à la présence des monstres, Kast a peut-être raison, approuva Kesla.

— Non, contra Joach. Son pouvoir croît à l’approche de la source à laquelle il puise son énergie : le portail du Weir.

— Comment peux-tu en être certain ? demanda Kast.

— Je ne peux pas. Mais de quel autre indice disposons-nous ? Nous avons une chance sur trois de choisir le bon tunnel. Je suggère qu’on suive la magie.

Kast haussa les épaules.

— Alors, suivons la magie.

Kesla récupéra le talisman et s’engagea dans le passage de droite. À partir de là, le chemin devenait aussi tortueux, aussi labyrinthique qu’un nid de fourmis de feu : les tunnels viraient et tournaient, se coupaient et traversaient une multitude de salles souterraines grandes ou petites.

À un moment, les compagnons furent forcés de ramper. Ils étaient totalement perdus. Kesla affirmait être capable de retrouver la sortie, mais chaque fois que Kast posait la question, elle répondait avec de moins en moins d’assurance.

— « Suivons la magie », grommela le Sanguinaire. Et pourquoi pas un rat aveugle ?

— Il y a une lumière droit devant, chuchota Sy-wen.

Ils s’arrêtèrent tous. Kesla referma son poing sur le talisman. Celui-ci brillait si près de ses yeux qu’elle n’avait rien vu. Elle le glissa dans une poche de sa cape.

Loin devant les compagnons, au-delà d’un virage, une vive lumière dansante projetait un éclat sanglant sur les murs de grès. En se rapprochant, Kesla prit conscience qu’elle n’oscillait pas vraiment : elle pulsait plutôt, comme au rythme des battements d’un énorme cœur.

Les quatre compagnons s’entre-regardèrent. Puis Joach s’avança et prit la tête du groupe. Ils continuèrent à progresser très lentement, marquant de fréquents arrêts pour écouter. Mais ils n’entendirent pas le moindre bruit. C’était comme s’ils avaient tout le Mur du Sud pour eux seuls.

Joach rasa le mur, son épée pointée devant lui, jusqu’à ce qu’il atteigne le virage. Là, il s’arrêta et fit signe aux autres de ne pas bouger pendant qu’il partait en éclaireur. Lorsque ses compagnons se furent rassemblés derrière lui, il prit une profonde inspiration, agrippa son épée et se faufila de l’autre côté de la courbe formée par le tunnel.

Kesla s’adossa à la paroi de grès, se mordant la lèvre et imaginant les horreurs qui les attendaient un peu plus loin.

Joach réapparut presque aussitôt.

— Le tunnel débouche sur une caverne. C’est un cul-de-sac. Et il n’y a personne, dit-il avec un soulagement palpable.

— Et le portail du Weir ? interrogea Kast.

— Il est là, en plein milieu. (Joach fit volte-face.) Allons-y.

Tous ensemble, ils franchirent le virage et découvrirent une chambre circulaire, éclairée par quatre torchés fixées aux murs. Les flammes semblaient avancer et se retirer comme la mer venant mourir sur le rivage.

Joach remarqua que Kesla observait leur curieux mouvement.

— Ça doit avoir un rapport avec le portail du Weir, avança-t-il.

La jeune fille acquiesça, mais ses poils demeurèrent dressés sur ses avant-bras. Elle avait l’étrange impression d’avoir déjà parcouru ce chemin. C’était comme si, à chacun de ses pas, un souvenir très ancien remontait un peu plus vers la surface. Elle fut saisie par une brusque envie de s’enfuir. Quelque chose les attendait là-dedans – et ce n’était pas juste le portail du Weir.

Arrivée sur le seuil de la caverne, Kesla s’immobilisa. Elle ne pouvait pas entrer. Elle ne pouvait pas. Du regard, elle balaya la chambre souterraine.

Au centre de celle-ci, une monstrueuse sculpture noire trônait sur le sable. Au lieu de refléter la lumière des flammes, sa surface semblait la dévorer. Même l’atmosphère était glaciale, comme si l’éb’ène avait aspiré toute la chaleur du désert alentour.

Kesla détailla le monstre qui tourmentait son peuple depuis si longtemps. Sa moitié supérieure était celle d’un immonde oiseau charognard : un bec noir crochu, des plumes couleur de poix, des serres enfoncées dans le sol. Mais le reste de son corps était celui d’un serpent aux anneaux écailleux enroulés derrière lui. Il semblait ramassé sur lui-même, comme prêt à frapper. Une lumière sinistre brillait dans ses yeux de rubis qui fixaient Kesla, et elle seule. Du moins était-ce l’impression qu’avait la jeune fille.

Joach se tourna vers elle.

— Ta dague de noctiverre, siffla-t-il. Finissons-en.

Kesla déglutit. Elle avait peur d’entrer, mais savait qu’elle n’avait pas le choix. Elle était née pour suivre ce chemin. Et tandis qu’elle pénétrait dans la chambre souterraine, un vieux souvenir jaillit des profondeurs de sa mémoire. Elle vacilla comme des images se superposaient à sa vision : des arbres se balançant dans la brise du soir, le reflet de la lune sur une eau immobile, des petites maisons de grès empilées tels des cubes pour enfants – et quelque chose d’autre, une silhouette enveloppée d’une cape noire qui se dirigeait vers elle.

La jeune fille hoqueta et, saisie par un brusque vertige, ferma les yeux. Elle sentit ses genoux heurter le sol.

Joach fut aussitôt à ses côtés.

— Kesla !

Elle regarda autour d’elle. À quelques dizaines de centimètres de ses genoux, sous le bec crochu du basilic, elle avisa quelque chose qui lui avait échappé jusque-là : une flaque de verre noir, comme si le monstre avait bavé du sang dans le sable. C’était du noctiverre, la même substance que celle qui composait sa dague et le lac d’Aii’shan.

À cette vue, les forces de la jeune fille l’abandonnèrent. La flaque lui paraissait bien plus redoutable que la créature hideuse qui la surplombait.

— Ta dague, insista Joach.

Trop faible pour se lever, Kesla acquiesça et sortit l’arme de son fourreau. Elle la tendit à Joach.

— Fais-le. Je ne peux pas… Quelque chose me… me…

Elle secoua la tête, incapable de soutenir le regard de Joach.

— Ce n’est pas grave, la rassura le jeune homme en prenant la dague.

— Dépêche-toi, le pressa Kast. Nous ne savons pas combien de temps nous resterons seuls ici.

Mais le Sanguinaire se trompait. Ils n’avaient jamais été seuls dans cette caverne. Kesla le savait. Elle sentait que des yeux les observaient, des yeux moqueurs – les yeux de la silhouette enveloppée d’une cape qu’elle avait vue dans son rêve.

Visiblement épargné par l’angoisse qui étreignait la jeune fille, Joach se rua vers la statue en brandissant sa dague. La veine de sang de sor’cière brillait à travers le verre noir.

« Dépêche-toi de mettre un terme à cette horreur », implora Kesla en silence.

Joach arma son bras et, visant le cœur du basilic, plongea la dague dans la poitrine du monstre avec un cri de triomphe.

Kesla entendit un tintement de verre brisé, suivi par un hoquet de stupeur.

Joach recula, jetant un coup d’œil à la jeune fille prostrée avant de reporter son attention sur le portail du Weir. La statue était intacte. À ses pieds, la lame de noctiverre gisait en mille morceaux dans le sable. Joach fixa, d’un air abasourdi, le manche brisé qu’il tenait encore dans sa main.

Mue par le choc, Kesla se releva.

— Ça n’a pas marché !

Joach tituba en arrière.

— Je ne comprends pas.

Alors qu’ils regardaient la statue en silence, un rire ténébreux s’éleva de la gorge du basilic. Les flammes des torches diminuèrent, puis grandirent et s’élevèrent vers le plafond en palpitant de plus belle.

— Fuyez ! glapit Kesla, qui sentait approcher la chose qui les observait depuis le début.

Les compagnons s’élancèrent vers la sortie, mais le sable refusa de les laisser filer. Des griffes de grès jaillirent du sol et saisirent leurs chevilles pour les immobiliser.

Kast abattit son épée sur celles qui le tenaient, mais les entailles qu’il leur infligea se refermèrent aussitôt. Une autre patte se forma devant lui et, d’une gifle puissante, fit sauter l’arme de ses mains. Mais le Sanguinaire ne s’avoua pas vaincu pour autant. Il pivota vers sa Liée.

— Sy-wen, le dragon !

La mer’ai tendit un bras vers lui, les doigts écartés pour toucher son tatouage.

— J’ai besoin…, commença-t-elle.

Avant qu’elle puisse établir le contact, les griffes de sable durci lui balayèrent les jambes. Elle atterrit rudement sur le sol et fut traînée par les chevilles vers l’autre bout de la caverne. Une fois hors de portée du Dre’rendi, elle fut autorisée à se relever.

— Sy-wen ! hurla Kast.

— Je vais bien, le rassura la mer’ai.

Pendant ce temps, le rire d’abord ténu avait enflé comme si les efforts des compagnons amusaient grandement leur adversaire. Ils reportèrent leur attention sur le basilic.

Kesla, qui se trouvait plus près que les autres, prit conscience que le rire funeste ne provenait pas de la statue, mais de la petite flaque de noctiverre à ses pieds. De nouveau, des images l’assaillirent et lui firent tourner la tête.

Puis des mots s’élevèrent de la flaque noire :

— L’enfant lutte pour se souvenir.

La vision de Kesla se brouilla. Il lui sembla qu’un nuage sombre s’élevait de la surface lisse et brillante du noctiverre, comme une nappe de brume au-dessus d’un lac. Des hoquets derrière elle l’aidèrent à se concentrer. Ce n’était pas une illusion ou un produit de son imagination. Une silhouette se formait bel et bien à l’aplomb de la flaque. Kesla se remémora l’image entraperçue quelques instants plus tôt : le reflet de la lune sur l’eau, le doux balancement des arbres, la silhouette enveloppée d’une cape qui se dirigeait vers elle…

Sous ses yeux, l’apparition se solidifia comme elle prenait pied dans ce monde. Kesla sut que c’était celle de son rêve.

La silhouette se pencha vers l’adolescente. Sous la capuche qui dissimulait son visage, un homme lança d’une voix basse, pleine de malveillance :

— Une fille, cette fois. Comme c’est drôle. Pas étonnant que tu m’aies échappé si longtemps.

— Je… j’ignore de quoi vous parlez, bredouilla Kesla.

L’homme en cape se redressa.

— Évidemment. Le désert aime préserver ses secrets.

— Qui êtes-vous ? demanda Kesla.

L’inconnu secoua la tête et sa capuche tomba sur ses épaules, révélant un visage d’une beauté surprenante. On aurait dit un bloc de glace blanche sculpté par les plus doué des artisans et encadré par des cheveux couleur de neige fraîchement tombée. Seuls ses yeux brûlaient d’une flamme rouge, dont Kesla devinait qu’elle dispensait la morsure du gel plutôt que la chaleur d’un feu véritable.

— As-tu déjà oublié ton vieil ami ? demanda l’homme d’une voix douce. Ne me reconnais-tu pas ?

De fait, Kesla reconnaissait son visage. Elle en avait maintes fois lu et entendu la description. Mais c’était impossible. Il était mort depuis des lustres !

— Assez de ces jeux. Viens à moi. Nomme-moi comme je te nomme.

— Ashmara, chuchota la jeune fille, à demi assommée par le choc. La goule de Tular.

Un sourire étira les lèvres exsangues de l’homme.

— Tu vois bien que ce n’était pas si difficile, Shiron.

 

Le Portail De La Sor'cière
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